Je suis né par hasard. Par hasard et par compensation.
Je vous explique : Mes parents, avant moi, avaient eu un enfant, un garçon, mais qui n’a pas survécu. Ce frère aîné disparu avait été une passion pour ma mère et à la suite de cette perte, elle s’était dit qu’elle n’aurait plus jamais le courage d’avoir une famille, autrement dit d’avoir un autre enfant. Ma mère m’a tout de même fabriqué.
Sans doute suis-je très chanceux d’être né, quoique à bien considérer ces circonstances qui président à ma naissance, je peux aussi me dire que j’étais mal parti. Ce n’est pas confortable d’avoir à se penser comme un enfant de substitution. C’est pourtant un fait que j’ai toujours en tête : je n’aurais pas été conçu et je n’aurais jamais vécu si mon frère n’était pas mort. Je suis son remplaçant.
Pendant toute mon enfance, resté fils unique, il y avait donc ce fantôme avec moi et j’ai quelquefois l’impression que ma mère, qui parlait peu, ne se manifestait que pour évoquer ce frère mort. J’entends encore sa voix : Ton petit frère, ton petit frère, ton petit frère. Bien qu’il soit né avant ma naissance, je dois dire que je n’ai jamais cessé de penser à lui comme à un petit frère dont je serais en quelque sorte devenu l’aîné et qui m’aurait laissé seul. Aujourd’hui encore, j’y pense de cette manière. Je continue à me poser les mêmes questions. Pourquoi n’a-t-il pas survécu ? Quelle est cette maladie inconnue dont il est mort ? Que signifie ma venue au monde à la place de ce petit frère ? C’est une origine qui vous marque de manière indélébile. Elle détermine la relation que j’ai nourrie avec mes parents, qui s’est développée sur un mode assez angoissant, en particulier avec ma mère. Ton petit frère, ton petit frère, ton petit frère, ton petit frère… J’ai souvent eu envie de crier Assez !
Au-delà de l’anecdote de cette naissance hasardeuse, je ne sais pas grand-chose de certain. D’une manière générale, l’histoire de ma famille me semble lointaine et évanouie. Il ne m’en reste que des bribes.
Je sais que mon grand-père maternel avait été un homme d’affaires fort riche, qu’il avait possédé une usine de peinture à côté de la place d’Italie et qu’il avait fait de la politique. Je ne l’ai aperçu qu’une fois. J’étais tout petit et je n’ai qu’une vague image de lui, mangeant comme cinq, assis à une table de restaurant. Puis il disparaît tout de suite de ma mémoire. Effacé. Mort. Ce grand-père aurait, si j’en crois la mémoire familiale, tout perdu dans la crise qui a précédé la Première Guerre mondiale. Toute sa vie, ma mère a ressassé cette ruine. Ce déclassement a provoqué en elle une forme d’amertume.
Il ne faut pas confondre une famille pauvre avec une famille qui n’a plus d’argent, ce n’est pas la même chose. La vie n’y est pas vécue de la même manière. Ma mère gardait le souvenir de l’argent de son père et du prestige qui l’accompagnait. Elle se pensait comme destituée, d’autant plus qu’une branche de la famille était restée argentée. Plusieurs fois, ces parents fortunés m’ont envoyé des colis de vêtements. Souvenir de honte.
Du côté de mon père, on ne m’a jamais rien dit de sa famille, d’origine italienne comme mon nom l’indique. Je ne sais pas grand-chose de son propre passé et n’ai aucune idée des circonstances de sa rencontre avec ma mère. Je ne crois pas que mes parents me les aient jamais racontées, ou que j’aie jamais cherché à les connaître.
Qui étaient-ils, mes parents ? Comment les ai-je vus et côtoyés pendant mon enfance ? Ont-ils influencé mes choix et ma vie ? Le fait qu’ils aient été tous les deux des artistes a-t-il été déterminant ? Je me le demande encore.
Mon père était violoniste et ma mère pianiste. Lui était membre de l’orchestre Colonne, un troisième violon dans cette formation où il a joué pendant cinquante ans. Il travaillait tout le temps. Quand les vacances arrivaient, ce n’était pas pour se reposer. Nous allions à Dieppe, où mes parents louaient tous les étés la même maison, car mon père jouait dans l’orchestre du casino, devant un public qui n’écoutait guère. Mon souvenir de ces vacances n’est pas très bucolique. C’est celui de ma mère agacée, se plaignant que, pour aller aux toilettes, il lui faille aller dans une cabane au fond du jardin…
Cette mère si facilement mécontente était donc, elle aussi, musicienne. Elle avait fait des études de piano très sérieuses, très sévères, et elle jouait très bien. Je la revois assise devant son instrument, dans le salon – lequel était d’ailleurs en même temps ma chambre, puisque c’est là que je dormais, sur le divan. Mais ces souvenirs sont rares : elle jouait fort peu pour elle-même, pour le simple plaisir de jouer. Elle aurait souhaité être soliste, une virtuose, mais elle n’y est pas parvenue. Elle est devenue professeure de musique. Son piano lui aura finalement donné une activité qu’elle a exercée sans passion ni enthousiasme. Pour elle, la musique n’était plus un art. Pendant mon enfance, j’avais le sentiment que, pour gagner son argent, ma mère devait faire répéter à ses élèves le même exercice tous les jours. Un métronome qui ne s’interrompt jamais.
À propos du piano, me vient un souvenir qui pèse dans la mémoire de mon enfance. Ma mère, qui avait voulu m’apprendre à en jouer, n’arrivait à rien avec moi. Je ne voulais pas apprendre. Les mains sur le clavier, toutes les sensations m’étaient pénibles. Le plaisir n’était jamais là et je ne progressais décidément pas. Quand elle m’a demandé pourquoi je rechignais tant à travailler mon piano, je lui ai dit que mes yeux souffraient, que je voyais mal. Elle m’a tout de suite emmené chez le médecin qui, après m’avoir ausculté, a conclu que je n’avais aucun problème de vue. Je n’avais fait que chercher une excuse pour éviter d’avoir à m’entraîner. Ma mère a cédé devant mon caprice d’enfant. Elle a décidé que je n’apprendrais finalement pas le piano. Et aujourd’hui, je regrette qu’elle n’ait pas insisté. Je trouve mon comportement de l’époque lamentable, envers ma mère et envers moi.
Le piano abandonné, je ne suis pas passé au violon. Je ne crois pas que mon père ait voulu me l’apprendre. Tant mieux. Cela m’aurait rendu fou d’essayer de manier correctement un instrument si difficile.
Je n’ai aucun souvenir de mon père et de ma mère faisant ensemble de la musique pour le plaisir. Mes parents n’étaient pas très amoureux de leur activité. Mon père travaillait beaucoup son violon, mais comme un métier qui le fatiguait. C’était une sorte de fonctionnaire de la musique, très organisé, très discipliné. Une image tendre me livre sa silhouette ondulante pendant qu’il répétait ses gammes. Mais aucune passion ne s’exprimait là. Je suis le résultat de parents artistes qui n’ont pas su m’initier à l’art. À l’époque, ce constat pouvait me faire de la peine. Quand j’y repense, je suis encore très troublé. Comment peut-on vivre en exerçant une discipline artistique comme la musique sans joie ni passion ?
Le souvenir un peu terne de mes parents contraste avec celui, lumineux, de mon oncle, le frère de mon père, lui aussi violoniste, et de sa femme, elle aussi pianiste. Ils formaient un couple qui m’intriguait et m’intéressait davantage que celui dont j’étais issu. Ils représentaient l’envers positif de mes parents. S’il faut chercher mon influence, mon modèle, c’est sans doute de ce côté.
Mon oncle et ma tante habitaient à Sceaux. J’adorais leur rendre visite. J’échappais un moment à un environnement pesant. Mes parents et moi habitions derrière la mairie de la place d’Italie, dans un appartement d’une petite rue où se trouvaient un commissariat de police, un magasin de pompes funèbres et un hôtel de passe. C’était un modeste trois pièces. Il y avait la chambre de mes parents, une pièce minuscule, et le salon où l’on mangeait et où je dormais. Mon lit était dans le salon, je n’avais pas de chambre. Je ne crois pas que j’en ai été malheureux, mais mon enfance s’est déroulée sans que j’aie jamais eu la moindre intimité, dans la sensation difficile de ne pouvoir avoir une vie à moi. J’étais une sorte de locataire chez mes parents, sans aucun endroit qui me soit réservé et où j’aurais pu me réfugier. Je me souviens d’être juste là, sur le divan, mon lit, pendant que ma mère donnait sa série de leçons à ses élèves. Je l’observais en silence.
J’aimais l’ambiance qui émanait de mon oncle, que je trouvais radieux. Mon père pensait me faire rire en racontant des histoires pas drôles du tout. Son frère, lui, était un vrai conteur. Il connaissait mille histoires pittoresques et merveilleuses. En sa présence, un monde s’ouvrait. Il voyageait, allait apprendre la musique aux sauvages dans les pays du Sud – comme on disait à l’époque –, je le voyais comme un violoniste errant. Je l’aimais. Et tout autant sa femme, ma tante. Ce sont des personnes qui m’ont gâté. Ils m’offraient du temps de vie et des moments privilégiés. Il y avait de la gaieté, de la fantaisie autour d’eux. Ils auraient été très heureux de m’avoir comme enfant. J’avais avec eux une intimité que je n’avais pas avec mes parents. C’étaient eux, mon oncle et ma tante, mes exemples, et non pas mes parents. Ils étaient étranges ces deux couples, apparemment semblables – un violoniste et une pianiste – mais si différents…
Je ne sais pas si mon oncle a toujours été très fidèle. Je me souviens que ma mère, de temps en temps, disait à mon père – qui, comme à son habitude, ne répondait pas – que son frère exagérait tout de même beaucoup, qu’il n’était pas très sérieux. L’insinuation était claire. Est-ce qu’il trompait ma tante ? Je n’ai jamais perçu de tension entre eux deux. Ils s’adoraient, sans aucun doute. Contrairement à mon père et ma mère, qui ne s’amusaient guère, mon oncle et ma tante étaient à la fois passionnés l’un par l’autre et par leur musique.
Mes parents ne formaient pas une alliance très heureuse. Il n’y avait rien de violent entre eux. Ce n’était pas un grand malheur. Ils s’aimaient bien, mais ils s’ennuyaient. Leur histoire ne donnait pas l’impression d’être animée par une nécessité profonde. C’était un homme et une femme qui s’étaient habitués l’un à l’autre. Un jour, ma mère m’a dit une chose qui m’a fait du mal : « Tu dois savoir que si ton père et moi n’avons pas divorcé, c’est à cause de toi. »
Mon père était un homme silencieux. À côté de son violon, il y avait sa femme, et ce fils qui était mort. Après, il en a fait un autre, moi, en remplacement, mais il demeurait effacé, comme dissous dans le tableau. Ma naissance a sans doute calmé les choses, je veux dire qu’elle a calmé la tension extrême et la tristesse qu’engendre un deuil comme celui que des parents peuvent vivre. Cela dit, je n’ai pas été l’objet d’une tendresse particulière de la part de mon père, ce qui m’a toujours chagriné. Chagriné et étonné. Je le regrettais. Il y avait une distance qui s’est toujours maintenue entre nous et j’en ai certainement souffert.
…