Sincèrement désolé pour cet oubli de début de semaine, j’ai eu un impondérable professionnel m’obligeant à rester en mer sans réseau.
Je vais donc vous parler des poulpes.
Alors que l’oscar du meilleur film documentaire vient d’être attribué à « La sagesse de la pieuvre », l’intelligence de ces étranges animaux fascine de plus en plus. Comment un être si particulier perçoit-il le monde ? Bien chanceux est celui qui pourra le dire avec certitude.
Les poulpes, ou pieuvres, dans le langage de Victor Hugo, sont des céphalopodes, une classe d’animaux marins faisant partie des mollusques. Dotés de huit bras couverts de ventouses et d’un corps musculeux sans os ni coquille, sont endémiques de nos océans. Environ 200 espèces se répartissent dans toutes les eaux marines du globe. Alors que notre dernier ancêtre commun avec eux remonte à 500 millions d’années, lorsque nous les étudions, ils présentent des similitudes troublantes avec nous, à travers leurs yeux qui nous fixent, leur cerveau au fonctionnement étonnamment proche du notre ou leur curiosité et leur envie d’explorer qui nous rappellent notre propre soif de connaissances. L’étude de ces ressemblances, que nous nommons convergences évolutives, nous permet de mieux comprendre comment l’environnement et l’évolution façonnent de façon similaire organes et comportements.
Sur ce dernier point, le comportement des poulpes semble indiquer une intelligence impressionnante. En éthologie, la science étudiant les comportements, nous étudions cette intelligence, que nous qualifions plutôt de cognition. Les capacités cognitives peuvent se définir comme les processus par lesquels des informations issues de l’environnement sont perçues, traitées, transformées, retenues puis utilisées pour prendre des décisions et agir.
D’un point de vue comportemental, la flexibilité avec laquelle les individus s’adaptent et ajustent leur comportement à des situations changeantes et nouvelles est une bonne mesure de leurs capacités cognitives. De nombreuses études sur les poulpes montrent qu’ils présentent une grande flexibilité dans leurs comportements, que ce soit dans leur milieu naturel ou en aquarium dans un laboratoire.
Doués pour l’attaque et la défense
Prenons d’abord l’exemple des mécanismes de défense chez les poulpes. Face à leurs multiples prédateurs, les poulpes sont des as du camouflage, car ils peuvent imiter leur environnement en modifiant la couleur et la texture de leur peau, instantanément et de façon variée, grâce à des cellules pigmentées appelées chromatophores et à de multiples muscles couvrant leur épiderme.
En absence de coquille, les poulpes sont très vulnérables, et ils vont chercher à se cacher, de préférence dans un abri sous forme de cavité sous un rocher : les poulpes aménagent et entretiennent leur abri en retirant du sable et en ajoutant des pierres et des coquilles pour mieux en fermer l’entrée. D’autres vont préférer s’ensabler pour se cacher, ou se couvrir de coquillages, et certains vont même transporter leur abri dans leurs bras, un comportement considéré comme une utilisation d’outil. C’est le cas de la pieuvre noix de coco, qui a été observée en train de transporter une demi-coque de noix de coco afin de se cacher en dessous au moindre danger.
Les poulpes sont également de redoutables prédateurs eux-mêmes, et leurs mécanismes d’attaque s’adaptent à la grande variété de proies qu’ils consomment, à savoir tous types de coquillages et crustacés, mais aussi des poissons et même d’autres céphalopodes. Ils peuvent utiliser leur vision et leur camouflage pour chasser, ou leurs bras pour explorer, toucher et goûter l’environnement et saisir tout aliment à portée. Ils peuvent entretenir des interactions interspécifiques pour chasser, et coopérer avec certains poissons, notamment des mérous, pour trouver des proies cachées. Ils apprennent à se méfier des crabes porteurs d’anémones urticantes et les attaquent prudemment sans se faire piquer.
Lorsqu’ils consomment coquillages et mollusques, les poulpes peuvent soit ouvrir de force la coquille, en glissant éventuellement un petit caillou pour en bloquer la fermeture, soit injecter une toxine paralysante qui permettra à la coquille de s’ouvrir facilement. La toxine est inoculée dans un muscle très précis après avoir foré la coquille et les poulpes doivent apprendre et se souvenir à quel endroit forer chaque coquillage.
Des créatures à surveiller de près au laboratoire
Les capacités cognitives des poulpes sont aussi beaucoup étudiées en laboratoire. Par exemple, dans notre laboratoire EthoS, nous travaillons actuellement sur la mémoire et les capacités de planification des poulpes communs. Ce sont des animaux qui se révèlent complexes à étudier, notamment à cause de leur grande force, car ils peuvent détruire facilement les dispositifs de recherche : gare aux caméras immergées, ils sont capables d’ouvrir les boîtiers étanches pour les court-circuiter ! Par ailleurs, ils sont dépourvus d’os, et peuvent s’échapper facilement par le moindre trou ; inlassablement curieux, ils attrapent mains et épuisettes au moindre entretien de leur aquarium.
L’ouverture de pots, bien qu’impressionnante et souvent utilisée pour illustrer l’intelligence des poulpes, n’est pas leur capacité la plus exceptionnelle. Cette tâche leur est facile grâce à leur dextérité et leur capacité de préhension, mais finalement les poulpes sont très lents dans l’exécution de cette tâche : même surentraîné, un poulpe met toujours plus d’une minute à ouvrir le pot et à saisir le crabe. Les poulpes restent cependant doués dans leur façon de manipuler des objets en modifiant par exemple leur orientation pour les glisser à travers une petite ouverture dans une paroi.
Par ailleurs, ils excellent dans l’apprentissage discriminatif : face à deux objets, ils apprennent à attaquer un objet en échange d’une récompense, en se basant sur ses caractéristiques, comme la teinte, la forme, la texture ou le goût. Ils peuvent retenir ces apprentissages pendant plusieurs mois, et sont également capables de généralisation, une tâche complexe qui nécessite d’élargir spontanément la règle apprise à de nouveaux objets en se basant sur leurs similitudes (taille, couleur, rugosité) avec ceux précédemment rencontrés. Par exemple, des poulpes ayant appris à reconnaître et attaquer une balle réelle sont capables de reproduire cet apprentissage sur un écran et ainsi d’attaquer une balle virtuelle.
Ils font preuve de discrimination conditionnelle, c’est-à-dire qu’ils peuvent modifier leur choix en fonction du contexte : par exemple, ils peuvent apprendre à attaquer un objet seulement en présence de bulles dans leur environnement et à se réfréner d’attaquer en leur absence. Ils sont capables d’apprentissage spatial, et peuvent retrouver un refuge non visible en se remémorant sa position dans l’espace. Ils peuvent aussi utiliser des repères visuels pour savoir comment orienter leur bras engagé dans un dispositif opaque.
Enfin, les poulpes sont capables d’apprendre en observant leurs congénères. Cela est surprenant, car ce sont des animaux décrits comme majoritairement solitaires (bien que des communautés de poulpes aient été ponctuellement observées). Cependant, après avoir observé un congénère choisir un objet particulier, le poulpe est capable de reproduire ce comportement sans apprentissage supplémentaire. Mais bien qu’impressionnants dans leurs apprentissages en laboratoire, les poulpes restent des animaux étonnamment erratiques dans leurs réponses, notamment dans les expériences de discriminations visuelles, où leurs performances dépassant rarement les 80 % de réussite quand d’autres animaux réussissent presque à la perfection.
Ainsi, si nous reprenons la définition de l’intelligence, nous observons que les poulpes valident toutes les conditions : ils font preuve d’une grande flexibilité dans l’obtention d’informations (utilisation de plusieurs sens, apprentissage social) dans le traitement de cette information (apprentissages discriminatifs et conditionnels), dans sa rétention (mémoire à long terme), et dans son utilisation (adaptation du comportement face aux différents prédateurs et proies).
Mais ne vous y méprenez pas : ce n’est pas parce qu’ils sont au centre de toutes les attentions qu’ils sont les plus intelligents de nos mers ! Dans la cour d’école des céphalopodes, le poulpe serait plutôt l’élève turbulent. La seiche, elle, serait plutôt la première de la classe. Ces cousines des poulpes sont étonnamment ignorées par le grand public, et pourtant au centre de nombreuses recherches dans les laboratoires d’éthologie du monde entier : moins touche-à-tout que les poulpes, elles ont pourtant des capacités d’apprentissages sans commune mesure, pouvant apprendre des règles complexes en très peu de temps, et une fois celles-ci acquises, elles les appliquent à la perfection.
Finalement, les céphalopodes nous montrent qu’il n’est pas nécessaire de chercher des formes de vie intelligentes dans les étoiles, car il en reste encore tant à découvrir dans nos mers !